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IX – Safari ¥¥

 

Lune Morne est plus sombre que la veille, Phoebos le sait. Dans quelques nuits, une vingtaine ou à peine plus, elle cédera sa place dans le ciel à Morte-Lune, et alors les puissances négatives déferleront sur Tenebrae, dévorant le plus grand nombre d’âmes possible. En attendant, il leur faut poursuivre leur route en direction du Nord, et de Lune.

Ils franchissent une immense étendue de terre brûlée, qui permet à la vue perçante de Phoebos de repérer les gros prédateurs d’assez loin pour les éviter. Ils croisent même un cadavre de Gobelin, petite créature verdâtre située généralement en bas de la chaîne alimentaire, qui n’a pas eu cette chance. Malgré tout ils progressent avec prudence, car le sol est parsemé d’herbes plus ou moins hautes, ainsi que de divers végétaux exotiques. Phoebos reconnaît là plusieurs des plantes dont l’Ancien l’a instruit : les Chrysalidées aux tiges longues et fragiles se terminant sur une couronne de pétales bleus aussi délicats que la soie, les Hyanaresosis dont la sève est un liquide collant et urticaire, les Panoromina aussi belles que mortelles, car les épines qui se cachent dans leurs grappes de fleurs rouges et roses sont enduites d’un poison foudroyant. Mais s’il est assez facile d’éviter les végétaux dangereux, il en est tout autrement des petits animaux qui se dissimulent parmi eux. Leur mère leur a raconté l’histoire de leur frère Hanri, foudroyé par une créature enfouie dans le sol la nuit même où Phoebos est arrivé dans la Tribu.

Un bruit semblable au tonnerre éclate soudain au loin, mais aucun nuage de pluie n’est visible dans le ciel sombre de Tenebrae. Les deux frères s’arrêtent, et leurs cœurs se serrent. La vision du massacre de leur peuple leur revient à l’esprit. Alors qu’ils reprennent leur avance, des bruits similaires viennent blesser leurs oreilles. Ils changent de direction, afin de contourner ce quelque chose qui ne présage rien de bon.

 

Roh Phaelix est aux anges : ce petit safari lui a coûté une fortune, mais la promesse du massacre à venir en vaut bien la peine. Depuis la dernière épidémie de peste radioactive, en l’An 5006, un décret des Mages Noirs interdit de s’aventurer dans la Lande Foudroyée, afin d’éviter toute nouvelle propagation de germes mutants à Abjectalia. En parallèle, un autre décret condamne le meurtre des créatures pouvant servir d’esclaves, de nourriture ou de matière première pour les spectacles barbares du Coliseum – non, faut pas gâcher.

Mais comme il fallait s’y attendre, en contre-réaction, les safaris illégaux de ce genre ont fleuri dans les environs de la cité maudite. A quoi servent les lois, sinon à être contournées ? Les battues sont orchestrées dans l’ombre par les explorateurs peu scrupuleux, qui parcourent constamment les territoires désertiques du sud à la recherche de troupeaux de bêtes sauvages, ou mieux : des tribus d’êtres humains, ou humanoïdes apparentés. Ils ont trouvé des clients de choix en la personne des grands trafiquants d’armes, de drogues, ou d’esclaves des Syndiks, ou encore de riches gladiateurs en retraite, humains ou non, désireux d’échapper à leur quotidien désormais trop paisible en massacrant quelques créatures, impuissantes face à leurs armes perfectionnées.

Pour sa part, Roh Phaelix est une ancienne star des arènes en manque de sensations fortes. Si pour mille gladiateurs qui périssent dans la poussière du Coliseum, un seul en sort la tête haute avec le titre de champion, alors il appartient à cette catégorie là. Les primes qu’il a accumulées au cours de ses nombreux combats lui procurent une retraite fastueuse, qu’il consacre à la réalisation de tous les pires excès. Il n’a pas l’intention de vivre vieux, alors autant faire en sorte que ce soit comme un gigantesque feu d’artifice.

 

Les malheureux êtres sur lesquels va se déchaîner la fureur des chasseurs, en cette nuit de Lune Morne, constituent une tribu très primitive de singeloups. Les bêtes aux corps simiesques et gueules de loups peuvent néanmoins se montrer redoutables, en particulier les grands mâles dont la taille peut atteindre un peu plus de trois mètres de hauteur. Confiant en leur nombre et leur force pour repousser les bêtes – encore plus – sauvages, ils n’ont même pas pris la peine de protéger leurs fragiles habitations à l’aide d’un quelconque rempart, même si contre de tels agresseurs cela n’aurait servi à rien.

Lorsque débute l’assaut sur leur village, les cerveaux rongés par la radioactivité des créatures ne trouvent aucune solution de survie. Les femelles et les enfants se réfugient à l’intérieur des huttes dès que les premiers coups de feu se font entendre. Encerclés de toutes parts, les mâles se contentent de sauter et brandir leurs griffes en poussant des rugissements menaçants. Certains possèdent des massues ou des frondes, rudimentaires mais puissantes. Mais pour l’instant, les cruels chasseurs se contentent de braquer de lourds projecteurs sur leurs proies, tirant quelques rafales en direction du sol afin de les exciter.

Les véhicules antigrav de type Frelon tournoient autour du village, le survolant de quelques mètres, au grand désespoir des primitifs. Ceux-ci ne peuvent rien faire pour repousser les envahisseurs, si ce n’est leur lancer quelques pierres au passage. Roh Phaelix essaie de faire le compte des créatures : une quarantaine de mâles, sans doute encore plus de femelles et d’enfants… Lorsqu’une pierre le frôle de peu, il éclate d’un rire dément, le cerveau saturé de drogues neurostimulantes, et engage un chargeur dans son arme.

Le signal de la chasse est lancé : la demi-douzaine de participants pointent les fusils mitrailleurs en direction des singeloups et ouvrent le feu : une dizaine d’entre eux s’effondrent en hurlant, fauchés par une douleur plus vive que s’ils avaient été mordus par un serpent venimeux. Ils essaient de retenir le sang qui coule à flot sur leur pelage, et se tordent sur le sol comme des possédés. Les survivants affolés sont prêts à se battre jusqu’au dernier souffle pour défendre leurs familles, et sautent le plus haut possible afin de frapper leurs agresseurs – en vain.

Sous la pâleur de Lune Morne, un pari est bientôt lancé : Headshot. Roh Phaelix bave en s’appliquant à viser, mais le point rouge de son système de visée laser refuse de se stabiliser sur le front de sa cible, et il la rate plusieurs fois. Il vise, il tire, il rate, vise, tire, rate… De rage, il enclenche le mode de tir ultra-rapide et presse la gâchette de toutes ses forces, vidant en quelques secondes les cent balles de son chargeur. De larges bouts de crânes sont arrachés à la créature, sa cervelle et son sang mêlés se répandent alentour. Lorsque sa tête a totalement disparu, c’est le haut de son corps qui commence à être réduit en charpie. Au moment où il touche le sol, plus de la moitié du singeloup est éparpillée à côté de son cadavre.

Roh Phaelix essuie le filet de bave qui lui coule aux commissures des lèvres et affiche un sourire satisfait. La sensation de l’adrénaline générée par les combats, lorsque votre adversaire explose dans une gerbe de sang, lui est revenue, plus grisante que la meilleure des drogues qu’il connaisse. Les prédateurs abattent l’un après l’autre, méthodiquement, toutes les créatures qui ne se sont pas mises à l’abri dans une hutte. Roh Phaelix tire une rafale en direction d’une d’entre elles, puis observe sa douloureuse agonie : le singeloup lâche d’abord son arme primitive, puis baisse le regard vers son abdomen, et essaie de retenir sans succès ses viscères qui dégoulinent vers le sol. Après quelques secondes de résistance dues à sa robustesse naturelle, il s’effondre enfin, et continue de gigoter jusqu’à que la dernière étincelle de vie le quitte. Puis le chasseur choisit une nouvelle cible, et lui fauche les jambes. La créature continue de ramper à terre, menaçant du poing, et rugissant avec une vigueur renouvelée. Roh Phaelix s’applique du mieux qu’il peut, et parvient à lui loger une rafale en pleine tête. Le sang coule, la bête est terrassée.

Lorsque tous les mâles ont été abattus, et que le champ est enfin libre, les Frelons descendent au niveau du sol et leurs occupants mettent pied à terre. Un silence parfait couvre le village, comme si ses habitants encore en vie pensaient pouvoir se faire oublier si facilement.

« Attendez ! »

Les chasseurs se tournent vers leur guide, Kaldor Byron. Sombre personnage, enveloppé des pieds à la tête dans une ample cape noire, pas très bavard. Pour l’instant, il s’est contenté d’encaisser une forte somme de skullz, la monnaie d’Abjectalia, en échange de ses prestations : un équipement de protection, une assurance pour le véhicule, la rémunération du pilote, une sélection d’armes, munitions et drogues à volonté, et une vidéo personnalisée du massacre, enregistrée grâce aux caméras disposées sur les armes et sur les véhicules, pilotées par ordinateur. Puis il a mené les bourgeois sanguinaires jusqu’à la malheureuse tribu, et depuis reste le regard fixé sur Lune Morne. Il n’a même pas pris part à la chasse, se contentant d’observer en silence. Comme s’il ne prenait plus aucun plaisir à dispenser la mort, ni à la voir donnée. Ou alors, comme si son esprit était concentré sur quelque chose de plus essentiel.

L’homme en noir ouvre un coffre métallique et y plonge la main. L’objet qu’il en ressort fait briller les yeux éclatés de Roh Phaelix au moins autant que la plus belle des femmes : un lance-flamme ! Quelle merveilleuse idée…

« Vous en trouverez un dans chacun de vos véhicules. »

Puis Kaldor Byron reprend sa pause contemplative, appuyé contre la barrière de sécurité de son véhicule personnel.

Les chasseurs saisissent leur joujou avec avidité, et commencent à le faire cracher en direction des huttes de bois et de paille. Il suffit d’une seule caresse des langues de feu pour enflammer les fragiles habitations, et faire hurler de peur ses occupants. Ceux-ci s’élancent en terrain découvert, et sont accueillis par les flammes fatales. Les mères continuent de courir, le pelage en feu, les bras enveloppant leurs enfants afin de les protéger, mais elles s’effondrent rapidement sous l’intensité de la souffrance. Les bambins affolés tombent aux côtés de leurs mères, et quelques instants plus tard ils se tordent eux aussi de douleur dans la poussière et les cendres, les flammes s’engouffrant dans leur gorge et leurs poumons, alors ils rôtissent de l’intérieur avant de griller de l’extérieur.

Bientôt toutes les huttes sont couronnées de feu, et la fumée qui s’en dégage rend la visibilité plus que difficile. Une odeur de paille, de poil et de chair brûlés plane sur le village.

Les chasseurs se reculent en lisière du patelin, certains toussant à s’en déchirer la gorge, en raison de l’inhalation des fumées grasses qui tourbillonnent de plus bel sous l’effet du vent qui vient de se lever. Le village n’est plus qu’un immense brasier, au milieu duquel retentissent encore les cris de souffrance, teintés d’une pointe de terreur, des mourants rôtissant dans les flammes. Pour être certains que plus une âme ne vit, les prédateurs saisissent à nouveau leurs puissants fusils mitrailleurs et ouvrent le feu en direction de l’enfer qu’ils ont créé. Bientôt le dernier gémissement se fait entendre, puis seul le bruit du crépitement que font les matières combustibles en se consumant est audible.

Kaldor Byron contemple avec extase la gemme sombre, cachée dans un repli de son manteau noir, désormais saturée de souffrance et de mort, énergies négatives générées par le massacre qui vient de se produire. Alors que les chasseurs hébétés se tournent à nouveau vers lui, les effets des drogues saturant toujours leurs corps et leurs esprits, il dissimule le joyau dans une poche intérieure.

« Eh bien, messieurs ? Etes-vous satisfaits de la Souffrance et l’Extermination de ces créatures ? »

Les sourires dégénérés de ses interlocuteurs lui répondent.

« Alors prenons quelques trophées, et rentrons. »

Ainsi la région nord de la Lande Foudroyée est peu à peu nettoyée de toute peuplade sédentarisée, décimées par cette chasse à l’homme et aux bêtes devenue un jeu à la mode à Abjectalia. Seules solutions pour les indigènes : migrer plus au sud, se terrer dans le sous-sol ou disparaître.

 

Sur le chemin du retour, chacun prolonge un peu l’euphorie morbide en se repassant la vidéo de ses exploits personnels, gros plans à l’appui. Roh Phaelix apprécie particulièrement le moment où il réduit en bouillie la moitié du malheureux homme-singe, le ralenti permettant de se délecter de chaque impact de balle, suivi de l’explosion de chair et de sang. Cela lui fait penser à une suite de gouttes de liquide se déversant dans un autre liquide, éclaboussant les alentours, les couleurs jaillissent de partout dans sa tête et il se resserre un verre de Veuve Blanche, un breuvage liquoreux aux effets spectaculaires autant sur la perception du sujet que sur la durée de vie de ses neurones. Dans la foulée il s’allume une nouvelle cigarette de tabac rouge, mêlée à une pincée de poudre blanche Delerium, la meilleure sur le marché en ce moment. Il tire une première bouffée, et sent les agents actifs de la drogue envahir tout son corps – mais la fumée acre le fait tousser. Il se racle la gorge, et crache un épais caillot rouge par dessus le bastingage. Pour faire passer ce goût de cendre et de sang, il boit une nouvelle gorgée.

Elle est bien loin, l’époque où il était un gladiateur débutant dans la fureur de l’arène, devant tuer encore et encore pour gagner à peine de quoi se nourrir et panser ses blessures. Puis ce souvenir est chassé par un autre, plus agréable. Il porte une armure dorée, qui protège efficacement son corps musclé et puissant. Au bras droit il dresse un evicerator, puissante tronçonneuse capable de trancher en deux un homme d’un seul revers. Sur son bras gauche est greffée cette arme étrange, mêlant un bouclier énergétique et un blaster Destructor_v2 dernière génération. Il pénètre sur le lieu de son dernier combat, dans la plus grande arène de la ville : le Coliseum. Il lutte jusqu’à la victoire, devant des centaines de milliers de fans surexcités scandant son nom en brandissant le poing vers le ciel. « Roh ! Roh ! Roh ! » Alors il jette un dernier regard aux dépouilles de ses derniers adversaires, et se dirige vers le podium où il recevra le très prisé titre de champion. Il reçoit son trophée et sa récompense, et fait le choix de quitter définitivement les arènes avant d’y crever.

Roh Phaelix pose un regard triste sur son bras gauche, qu’il a perdu au cours de cette bataille sanglante et sans merci, remplacée depuis par une prothèse de moindre qualité. Puis ses yeux s’attardent sur son énorme bedaine, qui en dix ans a pris la place de ces abdominaux si parfaits qui ravissaient tellement ses admiratrices. Il est en train de détruire son corps et son esprit, et avec eux le dernier soupçon d’estime qu’il avait pour lui-même. Ressentant soudain comme un oppressant étouffement au niveau du thorax, il tente de se lever de son siège et titube, puis s’effondre sur le sol où il éclate en sanglots. Il se relève d’un seul coup et commence à se griffer la poitrine comme un forcené, jusqu’au sang.

Le véhicule de Kaldor Byron s’arrête à côté du sien à ce moment. Le guide profite du voyage retour vers la ville pour recueillir les impressions des participants aux safaris, afin d’en améliorer les prochaines éditions. Voyant l’ex-gladiateur en pleine automutilation, il fait signe à son pilote de passer son chemin. Les combats dans l’arène forcent le combattant à donner le meilleur de lui-même, mais le prix à payer en retour est une effroyable psychose meurtrière, qui ronge peu à peu le cerveau du gladiateur alors que celui-ci abat toujours plus d’ennemis. Tuer est comme une drogue pour eux, et si certains s’en sortent, ce n’est certainement pas le cas de Roh Phaelix. Kaldor Byron s’approche de son panneau de contrôle, et vérifie que toutes les armes embarquées sur les Frelons de ses clients sont bien verrouillées.

 

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