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X – L’odeur de la Mort ¥

 

Phoebos s’écroule sur le sol, les yeux révulsés. Deux fins filets de sang coulent sur ses joues, qui partent du coin de ses yeux jusqu’à la commissure de ses lèvres. Kharn s’agenouille auprès de lui, et le saisit dans ses bras. Il reconnaît là les signes d’un puissant choc mental, lorsque Phoebos est assailli par une vision plus réaliste et plus intense que la plupart des autres. Même si cela l’effraie toujours, il sait que dans ces moments là son devoir est de le protéger. Il l’allonge sur le sol desséché, à l’abri d’une ceinture de grosses roches friables.

 

Lorsqu’il revient à lui, quelques minutes plus tard, le cœur de Phoebos est serré par l’horreur qu’il vient de vivre. Pendant une fraction de seconde, son esprit a été assailli par une multitude d’images macabres, comme lors du massacre de leur propre peuple, mais en beaucoup plus violent sur le plan psychique. Du sang, du feu et encore du sang, la souffrance avec une intensité décuplée. Quelles créatures peuvent bien être capables de générer une telle aura de mort dans l’univers des ondes émotionnelles ? Il ressent une profonde blessure dans le monde matériel, comme un joyau qui étincellerait de toute sa noirceur maléfique. Elle se cache, mais il la sent. Jamais il n’aurait soupçonné qu’une telle puissance négative puisse exister. Elle est largement supérieure en intensité à l’énergie positive dégagée par Grand-Père, mais tout de même moins que le Grand Arbre.

Bientôt le bruit des armes cesse, puis est suivi par le son plus grave des moteurs qui entrent en action. Phoebos ferme les yeux. L’aura de noirceur semble se déplacer vers le Nord. Les deux frères attendent un moment avant de se risquer à passer la tête au dessus des rochers. Ils sont à plus de trois kilomètres de distance et pourtant, la vue perçante de Phoebos lui permet de distinguer les silhouettes métalliques qui s’éloignent.

Les deux frères prennent quelques instants pour retrouver leurs esprits, puis ils se relèvent et commencent à marcher en direction du village, mus par une étrange curiosité morbide.

 

Phoebos et Kharn pénètrent dans les ruines en cendre alors que les derniers brasiers s’éteignent, et que la fumée se dissipe peu à peu sous le vent. Leurs cœurs se serrent à nouveau devant cette vision de carnage, tellement semblable à celui qui les a frappés quelques poignées de nuits plus tôt. Dans le village ils cherchent quelque chose qui pourrait remplir leur ventre, mais se refusent à toucher aux dépouilles carbonisées qui jonchent le sol. Ne prenant pas garde, des douilles vides roulent sous leurs pieds et les brûlent sans gravité. L’un des singeloups semble encore en vie. Une jeune femelle, aux trois-quarts calcinée, murmurant des paroles incompréhensibles, et pleurant à chaudes larmes. Finalement son corps est pris de tremblements d’agonie, et elle expire avec un soupir de soulagement.

Le cœur de Phoebos, et celui de Kharn, se sont endurcis. Ils retiennent leurs larmes car ils ont déjà trop pleuré. Les singeloups paraissaient forts, et pourtant ils ont été exterminés, sans que leurs assaillants ne leur laissent la moindre chance… Peut-être certains ont aussi été capturés, et pourrons survivre quelques cycles ou années de plus ? Mais pour quoi faire, de toute façon ?…

 

Les deux frères s’élancent de nouveau en direction du Nord, le vague à l’âme. Leurs empreintes de pas marquant les cendres et la poussière de la Lande Foudroyée. L’après-minuit débute à peine et la pluie se met à tomber en gouttes fines et cinglantes, pourant ils doivent avancer. Mais à peine sont-ils sortis du village qu’une plainte aigüe les fait sursauter. Ils se retournent aussitôt, agrippant leur lance et leur bâton, prêts à bondir.

Un petit être poilu se tient debout non loin derrière eux, qui pleure à chaudes larmes sous la pluie glacée. Un survivant de l’enfer, comme eux, que sa mère a sans doute pu mettre en sûreté avant d’être abattue. Sa figure est celle d’un louveteau de deux ans tout au plus, tellement attendrissante. Son corps est couvert d’un pelage gris sombre, encore fumant par endroits, encrouté d’une bouillie de cendres, de brûlures et de sang. En certains points les brûlures sont à vif, le sang brillant s’écoule encore… Le jeune singeloup est gravement blessé mais, poussé par l’instinct, il a suivi les deux frères avec acharnement, avec espoir, jusqu’à atteindre ses dernières limites. Il s’effondre inconscient sur le sol.

Kharn et Phoebos accourent près de lui, et inspectent ses blessures. Des éclats de roche et de balles sont logés dans les plaies, et l’Enfant s’empresse de les nettoyer du mieux qu’il peut avant que les fragments intrusifs ne commencent à cicatriser dans la chair. Il essaie de retirer les plus gros avec une pointe de flèche stérilisée par une fine flamme magique, veillant à ne pas réveiller d’hémorragie. Pourtant il faut se rendre à l’évidence, une fois les blessures découvertes : celles-ci sont plus graves encore que ce qu’il craignait… Les leçons de survie de l’Ancien sont gravées dans sa mémoire et il s’efforce de les mettre en application pour sauver le singeloup. Puis par une imposition des mains il tente de refermer les entailles les plus profondes. Le blessé bat des paupières, sans avoir la force suffisante pour rouvrir les yeux. Il gémit, tremblote sous les pics de douleur, mais se laisse manipuler.

Soudain une idée traverse l’esprit de Phoebos. Il essuie le sang de la petite créature sur sa tunique, et plonge la main en direction de son sac végétal. Triomphant, il en retire l’une des graines magiques que leur a données le Grand Arbre. Il entrouvre les lèvres de son patient moribond, et y glisse la petite pépite verte veinée de stries rouges. Pour aider le transit, il recueille un peu d’eau dans le creux de ses mains, puis la fait glisser dans la bouche du petit animal. Celui-ci ne rechigne pas et avale le remède : les effets sont stupéfiants. Sous leurs yeux ébahis les plaies se referment toutes seules, et le regard du singeloup retrouve en intensité. En dix secondes à peine il se relève d’un bond, et pousse des grognements de joie en direction des deux frangins, plein de reconnaissance :

« Grrrrrooooouuuu ! Loooooo ! »

La bestiole se jette au cou de Phoebos, puis de Kharn, qui reste pétrifié de surprise. Malgré tout le colosse étreint tendrement la petite créature qui s’endort bientôt contre lui, terrassée par la fatigue et l’intensité des dernières heures, pensant peut-être avoir trouvé une nouvelle maman. Soulagé, Phoebos sourit à son frère, et hausse les épaules.

Enfin les trois innocents se remettent en marche en direction du Nord, sous Lune Morne. Plus tard Phoebos et Kharn chassent une maigre pitance pour eux et leur hôte craintif, puis tous s’endorment à l’abri d’un groupe de rochers aiguisés comme la meilleure des lames.

 

Le jour dans l’obscurité, Phoebos est réveillé par un bruit sourd. Son frère et le petit singeloup sont profondément plongés dans un sommeil lourd mais réparateur, épuisés. L’Enfant lève la tête, tous les sens aux aguets, et cherche du regard la provenance du son inquiétant. Un nouveau tremblement secoue légèrement la terre, et il tourne les yeux vers sa source, les forçant à percer l’obscurité. Toutes les créatures qui vivent sur Tenebrae sont forcées de développer une certaine forme de vision nocturne, indispensable pour survivre dans la pénombre. Phoebos est particulièrement doué, et ses yeux aiguisés comme des lames.

Enfin il les voit, créatures étranges et merveilleuses. Ce ne sont pas des êtres de chair et de sang. Elles n’ont pas de bras, pas de jambes, pas de tête ni de visage. Elles sont trois, de tailles variables, dressées dans les ténèbres : des monolithes de pierre. Le plus massif des monolithes atteint facilement les quatre mètres de hauteur, le suivant deux mètres, et seulement un mètre pour le plus petit. Soudain le trio s’élève, d’un bond impressionnant, et se laisse glisser un peu plus loin. Malgré leur lourdeur apparente, les pierres dérivent doucement avant de retomber sur le sol, trahies seulement par un impact sourd qui soulève un léger nuage de poussière.

Phoebos distingue également une flopée de petites roches, simples cailloux, innombrables dans le sillage des trois plus grandes. Celles-ci sautillent gaiement sur place, toujours en silence, comme autant de bébés rocs espiègles et joueurs. Comment grandissent de telles pierres ? Comment se reproduisent-elles ? Rassuré par leur caractère inoffensif, l’Enfant laisse ces questions en suspens et se rendort auprès de ses compagnons. Les monolithes sauteurs s’éloignent tranquillement et disparaissent au loin.

Dans son sommeil, ses rêves ont l’odeur de la mort, mêlant imaginaire morbide et vision réelle de massacre des tribus par les hommes en noirs, si forts et si cruels. A son réveil Phoebos en a oublié tous les détails macabres, mais un frisson d’horreur glisse sur son échine. Il essaie de se débarrasser de cette sensation qui lui serre le cœur, et la rejette enfin.

Les trois gamins malheureux reprennent la route, résignés à aller de l’avant, vers un « mieux » bien improbable.

 

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