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VIII – Départ vers le Nord ¥

 

Enfin les deux frères arrivent à destination de cette première étape.

« Hooonnnn… Gooooo shnoooog daaaabaaaaa ? » les accueille le Grand Arbre, majestueux sous Lune Morne si pâle et si froide. Il baille et étire son feuillage colossal.

Alors Phoebos lui raconte les terribles évènements qui les ont frappés. L’Arbre paraît très touché par son récit, et par le sort tragique de la Tribu.

« Je comprend votre peine. Vous pensez que la vie est injuste, et vous avez raison. »

La voix caverneuse de l’Arbre résonne sous le ciel gris de Lune Morne. Chacune de ses paroles est prononcée avec la lenteur caractéristique d’un être sur qui le temps n’a pas d’emprise.

« Vous voyez tous ces morts, et vous pleurez. Mais votre vie à vous commence à peine. Un long chemin vous attend, et celui-ci ne sera en aucun cas simple à suivre. Lune sera votre guide. Suivez-la sans répit, en direction du nord. Jusqu’à atteindre les Cités des Hommes, selon les dernières paroles de votre Grand-Père… Vous avez rendez-vous avec votre destin. »

Phoebos fronce les sourcils. Il regarde son frère étendu dans l’herbe, en émerveillement devant une fleur magnifique, couronnée comme une reine. Les paroles du Grand Arbre l’ont profondément touché, mais l’Enfant oscille encore entre hébétude et curiosité.

Destin ? Il a donc un destin ? Cette pensée fait sauter le premier des verrous de son âme, prisonnière de ce corps si insignifiant. D’innombrables questions assaillent son esprit, jusque là trop peu stimulé par la vie monotone de la Tribu. Quelle taille a le monde ? Combien d’êtres vivants le peuplent ? Il a l’impression que son cerveau et son corps vont exploser, alors qu’il prend conscience de toutes les possibilités offertes par la vie. Des émotions nouvelles ?…

« Vous désirez savoir qui est responsable d’un tel massacre, et pour quelles sombres raisons ? Alors ce sera votre première quête, la première véritable affirmation de votre personne en ce monde. Écoutez-moi attentivement. »

Kharn semble reprendre ses esprits et se tourne vers l’Arbre millénaire. Phoebos s’assoit à ses côtés, conscient que le récit de l’Arbre risque de prendre du temps, et mérite toute leur attention.

 

« Tous les êtres ne sont pas animés par les mêmes désirs. Tous ne sont pas fondamentalement bons. Vous savez qu’il est nécessaire de tuer pour se nourrir, et ainsi pouvoir vivre. Mais certains êtres aiment tuer par plaisir, simplement parce qu’ils en ont le pouvoir. Ils aiment sentir ce pouvoir, et lire la peur dans les yeux de leurs victimes. Ils aiment le frisson qui les parcourt lorsqu’ils prennent une vie, tels des Dieux Noirs dominateurs. Ces êtres sont capables de toutes les atrocités, car il existe mille autres façons que donner la mort afin d’exercer sa puissance.

Ceux qui ont attaqués votre village sont à coup sûr des chasseurs d’hommes. Au lieu de prendre la vie, ils prennent la liberté. Ils asservissent leurs victimes afin de leur confier les tâches les plus dégradantes et les plus dures. Ils les échangent comme des marchandises, avec d’autres races et individus sans scrupules qui peuplent Tenebrae.

Celui que vous appeliez Grand-Père vous a sûrement déjà parlé de ces êtres dont le cœur est plein de Mal. Evitez-les autant que possible, car ils corrompent tout ce qu’ils touchent, tous ceux qu’ils croisent. Ils ne respectent rien, pas même la nature et les arbres… Mais si vous voulez avoir une chance de retrouver ceux qui ont été emmenés, il vous faudra inévitablement vous confronter à eux à un moment ou à un autre. Et vous allez devoir lutter, combattre. Vous n’êtes pas encore prêts…

Un long chemin vous attend, jusqu’à la vérité. Celui-ci ne sera en aucun cas simple à suivre. Lune sera votre guide. Suivez-la sans répit, jusqu’à atteindre les Cités des Hommes… Je l’ai déjà dit ça non ? »

 

Phoebos et Kharn repartent après avoir remercié l’Arbre. Celui-ci leur a fait de nombreux présents inestimables : un peu de nourriture supplémentaire tout d’abord, qu’ils enferment dans une plante caoutchouteuse bombée qui fait un sac très convenable. Mais également quelques cinq graines magiques, capables de soigner les pires blessures, dont ils pourraient avoir besoin en cas de coup dur du destin.

Après leur avoir donné quelques conseils d’Arbre, quelques conseils de Dieu, et quelques conseils de Vieux Branleur, il les laisse s’en aller en direction du Nord, et de Lune au zénith. Une grosse goutte de sève coule le long de son immense tronc – une larme ? Soudain il pense qu’il va se sentir bien seul désormais. Il décide de se rendormir pour quelques siècles.

Etrangement le cœur de Phoebos semble apaisé. Les paroles de l’Ancien lui reviennent à l’esprit, les nuits où en cachette il l’initiait aux arts magiques.

« Ta vie est marquée du sceau des tempêtes, et placée sous la protection de Lune. Une nuit tu comprendras, lorsqu’il te faudra suivre ton propre chemin. Tout ce que je peux faire pour toi, c’est t’apprendre ces quelques tours. Mais sois bien conscient que la véritable magie est beaucoup plus puissante et complexe. Il te faudra apprendre à la maîtriser, et apprendre à connaître ton âme. »

 

Ils marchent longuement dans le froid sous Lune terne, alternant entre landes menaçantes et étendues désertiques parsemées d’arbres morts, veillant à ne pas éveiller le courroux d’un quelconque prédateur. Lorsque le jour est sur le point de tomber, et que Lune Morne disparaît à l’horizon, ils aperçoivent une excroissance rocheuse de bonne taille. Plus près, ils repèrent une cavité creusée dans l’un de ses flans.

D’un claquement de doigt Phoebos embrase une poignée de brindilles, petit sortilège hérité de l’Ancien, puis met le feu à une branche plus conséquente, fabriquant ainsi une torche rudimentaire. Les deux frères s’approchent de la grotte, et cherchent les marques qui pourraient laisser deviner si elle est habitée, et par quoi. Aucune trace d’ossements ou marre de sang séché ne vient inquiéter les voyageurs fourbus. Ils s’endorment rapidement malgré le froid glacial, qui s’accentue encore lorsque Lune Morne disparaît à l’Ouest. L’obscurité recouvre tout.

 

Un orage éclate au beau milieu du sombre jour et réveille doucement Phoebos. Orage annonciateur de la venue de Lune d’Espoir, de la saison chaude et humide. Il pense un instant à la perspective de passer Morte-Lune seul avec Kharn, au beau milieu de cette étendue désertique, mais le sommeil revient vite chasser cette pensée fugace.

 

Son second réveil est moins agréable, qui survient quelques rêves plus tard, peu de temps avant l’aube. Ses narines sont assaillies par une odeur très désagréable, un mélange de viande avariée, se sueur, d’urine et d’excréments. Il se relève en sursaut et saisit son arc, ses yeux fouillant l’obscurité. Kharn est un peu plus lent à réagir. Ils devinent la nature de la bête bien avant de la voir. Mais le cœur de Phoebos s’emplit de terreur alors que la masse imposante et répugnante d’un Nubuk apparaît à quelques mètres de l’entrée de la caverne. Et celui-ci est un vieux mâle de près de quatre mètres de haut !

Le vieux monstre, n’appréciant guère l’eau purificatrice du ciel, est venu chercher refuge par ici. La principale raison est qu’à son âge, les rhumatismes ne pardonnent pas. Mais les deux frères s’en moquent : leur souci du moment est de savoir comment ils vont échapper à ce prédateur fort peu accommodant. Courir ! Ils ont la présence d’esprit de ramasser leur équipement, puis s’élancent dans la pente, le plus rapidement possible.

Le vieux Nubuk les voit et son lent cerveau hésite quelques instants. Finalement il conclut qu’il va devoir se mouiller encore un peu s’il veut manger de la viande fraiche. Le bestiau malodorant se jette dans la pente, mais son allure pataude, rendue encore plus lourde par le poids des années, le fait trébucher. Son pied heurte une pierre, le Nubuk perd l’équilibre et s’effondre lamentablement. Il se met alors à rouler de plus en plus vite, à peine ralenti par les grosses pierres friables qu’il fracasse dans sa chute.

Kharn n’en croît pas ses yeux lorsqu’il voit le monstre passer à côté de lui en roulant, et ne peut s’empêcher d’être pris d’un fou rire puéril. Phoebos se demande ce qui se passe dans son dos. Puis lui aussi éclate de rire, lorsque le Nubuk s’explose lourdement sur un rocher qui met fin à sa débaroulade, juste devant ses yeux.

Cependant, le monstre a plus de mal à saisir le côté humoristique de la chose. Il saigne en de nombreux endroits, et peut-être même que plusieurs de ses grands os sont brisés. Lorsque ses proies passent en courant à ses côtés, le Nubuk oublie sa douleur. L’envie de déchirer de la chair encore chaude devient plus forte que tout. Il se relève d’un bond, l’esprit encore troublé, et s’élance à leurs trousses.

Peut-être la faim et la colère lui donnent-elles des ailes, car Kharn est rapidement sur le point de se faire rattraper. Phoebos a aperçu un arbre dans la pente, aux branches grises et mortes, assez grand pour leur permettre d’échapper un temps à la rage du Nubuk s’ils parviennent à grimper assez haut. En pleine course, il dévie légèrement sa trajectoire et se dirige vers leur seule chance de survie. L’Enfant se dit que s’il rate son coup, il subira sûrement le même sort que la créature quelques instants plus tôt, mais que son squelette ne le supportera sans doute pas aussi bien.

« Kharn ! L’arbre ! »

Phoebos prend appui sur ses jambes et s’élance dans les airs. Grâce à la pente, il parvient à agripper une branche assez haute et suffisamment résistante, puis monte un peu pour se mettre à l’abri. Mais ce n’est pas le cas de Kharn, et la branche qu’il saisit laisse entendre un craquement annonciateur de malheur. Emporté par son élan le Nubuk ne peut pas s’arrêter à temps pour attraper sa proie, mais parvient tout de même à lui creuser un profond sillon dans la cuisse à l’aide d’une de ses griffes crasseuses. Alors que Kharn laisse échapper un gémissement de douleur, la branche cède et il s’écrase au sol.

L’action qui suit ne dure que quelques battements de cœur. Tandis que Phoebos parvient à se hisser sur une branche plus sûre, son frère se relève et le vieux Nubuk s’arrête enfin. Il se retourne et fixe Kharn d’un regard mauvais. Le gamin déglutit en voyant les pattes énormes se rapprocher dangereusement, et baisse le regard vers ses propres mains. Mais lui n’a pas de griffes. Pour seules armes, sa massue et la branche qu’il vient d’arracher à l’arbre.

« Jette-lui ! Jette-lui la branche ! » crie Phoebos.

Kharn n’hésite qu’une fraction de seconde, son esprit stimulé à l’extrême par la montée d’adrénaline, et avec rage il projette la branche en direction du Nubuk. Phoebos ferme les yeux et se concentre de toutes ses forces. Il doit y parvenir ! Ses lèvres murmurent une prière silencieuse à Lune.

S’ensuit un véritable miracle. La branche part à une vitesse fulgurante, et son extrémité bardée d’échardes de bois vient s’enfoncer dans la gueule de la bête, la stoppant net dans son ascension. Le sang et la cervelle dégoulinent sur son pelage. Le Nubuk tombe en arrière, tué sur le coup, le crâne transpercé de part en part par cette lance de fortune.

Kharn pousse un soupir de soulagement et lève ses yeux emplis de gratitude vers Phoebos. Celui-ci, épuisé par l’effort, perd connaissance et tombe en direction du sol. Mais il est rattrapé in extremis par les bras musclés de son frère.

 

Lorsque Phoebos reprend ses esprits, il est allongé à l’entrée de la grotte où il s’est couché la veille. Il se demande s’il vient de faire un mauvais rêve. Mais il découvre Kharn allongé à côté de lui, inconscient et fiévreux, la jambe encore dégoulinante de sang. Quelques secondes lui sont nécessaires pour sortir complètement de sa torpeur, puis il s’approche de son frère. D’une caresse de la paume de la main, Phoebos efface la blessure et stoppe l’infection. Après quelques instants Kharn rouvre les yeux à son tour, la bouche pâteuse, parvenant difficilement à reprendre ses esprits. Enfin les deux frères se jettent dans les bras l’un de l’autre, trop heureux d’avoir survécu. Ils rassemblent leurs affaires et se préparent à reprendre leur voyage. La pluie a cessé depuis longtemps.

A quelque distance de là gît la dépouille du Nubuk, comme ultime preuve que les évènements de cette nuit étaient bien réels. Déjà la vermine grouille, et se repaît de son cadavre. Une multitude de mouches noires aux reflets violacés bourdonne tout autour, aspirant goulûment le sang du monstre. De gros scarabées dorés se sont introduits par la plaie de son crâne, et ont fait un festin de sa cervelle. Un pacifique reptile à la langue fourchue s’approche prudemment, désireux lui aussi de profiter de ses restes. Kharn et Phoebos s’éloignent rapidement, car la puanteur naturelle du vieux bestiau, renforcée par la décomposition de ses chairs, est vraiment trop insupportable.

« Nous devons redoubler de prudence, Kharn. Si nous avions eu moins de chance, nous serions à la place du Nubuk. Je ne tiens pas à finir dépecé par une bête sauvage, et laissé en pâture aux insectes. »

 

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