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XIII – MORTE-LUNE – L’Eveil de Phoebos ¥¥

 

A peine leur repas terminé, Phoebos, Kharn et Garulo s’approchent à nouveau de l’ouverture dans le Rempart. Juste quelques instants avant que débute l’Eclipse de Morte-Lune. Le ciel est d’une noirceur insondable, seulement illuminé par les nombreux éclairs qui frappent régulièrement la surface de Tenebrae. Lune s’est dérobée derrière l’atmosphère nuageuse, maintenant déchaînée en un orage terrifiant.

Habituellement cette nuit de l’année, tous les membres de la Tribu se réunissaient à l’abri dans la vaste hutte de Grand-Père, éclairés par un immense feu magique. Les deux frères raffolaient surtout des boissons sucrées, telles que la bière de myrtilles, ou la liqueur de sang que concoctait secrètement l’Ancien, et qui apaisaient leur soif en cette nuit chaude, sèche et maléfique. Mais jamais ils n’avaient pensé se retrouver aux premières loges d’un tel spectacle, ni que ce serait sans la protection de la Tribu !

Un grondement de tonnerre plus fort que les autres se fait entendre, et soudain une lueur rouge apparaît dans le ciel au dessus du Rempart, simple point au départ. Lentement, le point se transforme en un disque rouge encore flou, tandis que la fréquence des éclairs augmente. Terrassé par la fatigue, Garulo s’endort rapidement sur le dos de Kharn. Après une heure d’observation muette celui-ci part se coucher à son tour, à l’abri du feu magiquement entretenu par Phoebos, épuisé par leur course folle contre le temps et les monstres.

 

Tuer ?

Phoebos ne peut détacher ses yeux de ce spectacle fascinant et effrayant à la fois, et observe l’Eclipse pendant de longues minutes, de longues heures. Il sent naître en lui une sensation de malaise mêlée de sentiments contradictoires. Son cœur se serre sous cette alternance d’émotions tantôt délicieusement positives, tantôt désespérément négatives. Alors que Morte-Lune envahit le ciel dans sa course d’Est en Ouest, les sentiments obscurs se font plus présents, plus pressants.

Toutes les créatures environnantes subissent la même influence maléfique que lui, mais de manière moins subtile, plus bestiale. Les plus fortes et les plus enragées se mettent en quête de proies à dévorer, puis rassasiées, elles continuent à tuer simplement pour apaiser leur soif de sang. Plus tard, après une série de luttes et mises à mort sauvages, les blessures reçues finissent par calmer leur frénésie, et des meutes de prédateurs moins énormes mais tout aussi féroces tentent de les mettre à leur menu. Les plus petits carnassiers, terrestres ou aériens, se mettent bientôt de la partie, essayant furtivement d’arracher un bout de chair aux combattants affaiblis, puis finalement se jettent en masse dans la mêlée.

 

Tuer ?

Cette pensée obsédante martèle son esprit, tandis que Phoebos se délecte pleinement du massacre qui se déroule en contrebas, aux pieds du Rempart et à des lieux à la ronde. Il y a quelque chose de furieusement morbide dans l’air, qui n’a pas cessé de monter en intensité depuis le début de l’Eclipse de Morte-Lune.

 

Somewhere else on Tenebrae, dans un château gothique aux dimensions colossales, dardant ses flèches noires vers le sombre ciel de Morte-Lune, une petite fille est assise sur les pierres au sommet d’une tour. Une cérémonie impie se déroule en contrebas, de laquelle elle s’est échappée pour mieux se réfugier dans la solitude de ses pensées. Elle est fascinée par le spectacle de l’Eclipse, et ressent l’appel de Morte-Lune au plus profond de son être.

Lunae porte le nom de la toute-puissante déesse, dont elle a reçu la bénédiction et la beauté. Depuis toute petite, elle sent et elle sait que sa destinée et celle de Lune sont intimement liées. Aussi à chaque Eclipse, elle s’isole et s’élève au plus près de l’Astre merveilleux, afin de bénéficier de ses sages conseils. Lunae sort un jeu de Tarot divinatoire des replis de sa robe noire satinée, et commence à tirer les cartes.

Mère Lune. Le Chemin. L’Ange de l’Epée. Les Amants. La Mort. Tenebrae.

La boucle est bouclée. Lune soit louée.

Puis elle tourne la tête vers Morte-Lune au loin, et le déferlement d’éclairs couleur de sang qui déchirent le ciel et les nuages noirs d’Oreanos.

 

Tuer ?

Les yeux de Phoebos ne peuvent pas voir tous les combats titanesques qui se déroulent en ce moment, malgré la lumière rouge qui recouvre peu à peu Tenebrae. Mais il les sent au plus profond de son être, comme s’il était présent à chacun d’eux. L’Enfant ne quitte pas Morte-Lune du regard. Et alors que celle-ci atteint son apogée, majestueux disque rouge sang, une pluie écarlate se met à tomber sous les éclairs furieux martelant la surface.

Une explosion écarlate silencieuse illumine le ciel et aveugle Phoebos, qui recule et se protège avec le bras. Une prodigieuse vague d’énergie née de Morte-Lune déferle sur la surface de Tenebrae, dans sa direction. Il reste paralysé par ce spectacle, jusqu’à ce que la vague le frappe de plein fouet et le projette en arrière dans le tunnel.

 

Des images. Je rêve. Je connais bien cette sensation. Je flotte sur un petit nuage.

Je flotte sur un petit nuage, mais le ciel est en sang. Lune saigne, et je crie mon amour pour elle. Mais trop rapidement le rêve fait place au cauchemar. Je ressens, je vois le Mal à l’état pur.

Les cris de Souffrance. Les visages déchirés par la Terreur. La Mort omniprésente. Les scènes de Destruction. Les fournaises de l’Apocalypse. Ces images, ces sensations m’assaillent avec une puissance irrésistible, et je manque de perdre connaissance.

Je vois un visage. Mon visage. Mais c’est celui d’un adulte. Ses cheveux sont du noir le plus ténébreux, et ses pupilles dorées irisées de sang.

Je me souris !

 

Phoebos reprend soudain ses esprits et pousse un hurlement de rage. Son sang devient brûlant. Il se relève, court en direction du promontoire et saute dans le vide sous la pluie battante. Il tombe.

Kharn entrouvre un œil, mais le sommeil le reprend l’instant suivant.

 

Somewhere else on Tenebrae, dans une salle très sombre, cinq silhouettes encore plus sombres, de tailles variables, mais dégageant une puissance phénoménale, semblent satisfaites. Elles n’ont pas besoin d’émettre un son pour communiquer, mais leurs voix résonnent sur le plan mental, dans une langue ténébreuse incompréhensible pour le commun des mortels. Toutes sont épuisées par l’accomplissement d’un mystérieux rituel.

Les êtres de Ténèbres s’accordent sur la marche à suivre, puis quittent la salle l’un après l’autre, disparaissant dans une autre réalité. Seul reste le plus puissant d’entre tous, les yeux clos, et le cœur battant à une vitesse extraordinaire sous le coup de l’émotion. Il sourit, d’un sourire de dément psychopathe, dont la simple vue rendrait fous les misérables mortels.

 

L’obscurité.

Qui suis-je, où suis-je ?

Je suis. Ou ai-je été ?

Je suis ne suis-je pas ?

Ou n’ai-je jamais été ?

Phoebos. Tenebrae.

Je suis. Je sais !

 

Lorsqu’il ouvre à nouveau les yeux, lentement, Phoebos est allongé non loin de l’entrée du tunnel. Ses vêtements sont en lambeaux, et il baigne dans le sang. Il se redresse prudemment, heureux de constater qu’il n’est pas blessé, que ce sang n’est pas le sien, et tente de reprendre ses esprits. Sa mémoire vacille, mais certains des derniers souvenirs lui reviennent peu à peu. Le bon repas de viande, l’orage, le point rouge qui apparaît soudain dans le ciel de Tenebrae, grandit, grandit… puis plus rien.

Il se relève complètement. Lune d’Espoir a déjà succédé à la funeste Morte-Lune, et éclaire le sol de ses rayons rouges encore faibles, au premier tiers de sa course. Kharn est réveillé, sans doute depuis longtemps, et se tient timidement derrière lui, incertain de la conduite à tenir, mais conscient que quelque chose est inhabituel. Garulo pousse un grognement interrogatif, mais Phoebos ne l’entend ni ne le voit.

L’Enfant se tient debout, immobile. Il sent que quelque chose a changé en lui. Il se sent plus fort, c’est certain. Mais un voile sombre encore plus épais couvre son cœur. Il ne s’en rend pas encore bien compte, mais l’Eclipse de Morte-Lune lui a permis d’accéder à un niveau de conscience supérieur. Néanmoins, Phoebos ne s’est jamais senti aussi furieux depuis qu’ils ont quitté la Tribu. Il a envie de tout casser, tout envoyer balader, pour extérioriser… Les souvenirs de leur fuite éperdue en direction du Nord, du Rempart, lui reviennent à l’esprit, depuis le massacre et l’enlèvement de ceux qu’ils aimaient, jusqu’à l’apogée de la nuit dernière. Le début de l’Eclipse, puis plus rien.

Rejetant cette pensée il écarte les bras et hurle en direction de Lune, de rage et d’impuissance. Ses deux compagnons reculent, terrorisés par cette explosion de violence. Mais Phoebos éclate en sanglots, et se couvre le visage des mains. Des gouttes de sang perlent au creux de ses paumes, et sur le sol. Cela lui fait un bien immense de laisser ses émotions s’exprimer, avec une telle intensité pour la première fois. Un réel défoulement sur le plan psychique, même s’il serre encore les dents et les poings. Après quelques instants il se sent beaucoup mieux – pourtant quelque chose en lui s’est brisé.

 

Somewhere else on Tenebrae, au sommet d’une montagne enneigée, si haute qu’elle trône par delà les nuages noirs d’Oreanos. Un être de Lumière s’avance dans la poudre scintillante, marquant chacun de ses pas pourtant si légers. Il étend son regard à l’infini, appréciant l’instant magique du coucher de Lune d’Espoir, où apparaissent les étoiles majestueuses et colorées parant le ciel de mille feux. En ce lieu l’atmosphère semble moins oppressante que sur le reste de Tenebrae, et il savoure chaque rayon de Lune, source de bien-être. Un second être de Lumière s’avance derrière lui.

« L’Enfant a subi un éveil brutal durant Morte-Lune, qui se traduit par un puissant choc émotionnel. Espérons qu’il saura dominer la rage qui s’est emparée de lui. Mais hâtons-nous, nous sommes attendus. »

Ils s’élancent dans le ciel en direction de l’ouest et de Lune, tels deux flèches argentées perçant l’obscurité, et disparaissent en quelques instants.

 

Tuer ?

Phoebos reprend ses esprits et essuie ses larmes d’un revers de la manche, puis ses mains ensanglantées sur sa tunique de peau déjà maculée de fluide écarlate. Enfin il se tourne vers ses compagnons et leur sourit. Kharn grimace joyeusement en retour, et Garulo piaille de soulagement.

La petite troupe ramasse son équipement, jette un dernier regard en direction du ciel, et s’avance prudemment dans le tunnel irrégulier. Il s’élargit sur la grotte de la bête qu’ils ont mangée la veille, et débouche sur un nouveau tunnel, puis une série de petites cavernes. De nombreux ossements reposent sur le sol, attestant de l’activité passée du prédateur malchanceux. Ce sont en majorité des restes éparpillés de gros rongeurs, vivant sans doute dans les trous étroits percés de toutes parts dans les parois rocheuses. Les petits couinements qu’ils entendent viennent confirmer cette idée.

Leur chemin les mène dans un passage toujours plus étroit, mais au bout d’un moment les murs semblent plus réguliers, comme s’ils avaient été taillés par une intelligence un peu supérieure et non l’érosion. Ils s’enfoncent dans les profondeurs de Tenebrae, à la lueur d’une flamme magique, et avancent en ligne droite pendant un temps qui leur semble interminable.

Ils arrivent finalement devant une porte de bois massif telle qu’ils n’en ont jamais vu, bien plus élaborée que les simples assemblages de bambous de la Tribu, avec une poignée de métal.

Des bruits de voix. Caverneuses et joyeuses. Elles s’approchent.

La poignée se baisse, la porte s’ouvre.

Une énorme créature humanoïde, portant une imposante armure sur sa peau de cuir vert sombre, et brandissant une hache démesurée, les contemple. Elle se penche vers eux, et pousse un effroyable rugissement, les couvrant de son haleine chaude et chargée.

L’instant d’après, ils prennent leurs jambes à leur cou dans le tunnel.

La créature les interpelle d’un nouveau rugissement et s’avance derrière eux, mais le passage est un peu trop étroit. Une forme insectoïde leur coupe la retraite : une mante religieuse de deux mètres de hauteur, aux pinces menaçantes.

« Par Torg… Bougé pô ! » lance une voix rauque dans leur dos.

Somewhere else above Tenebrae, loin au dessus des nuages noirs d’Oreanos, loin au dessus des frontières de la planète et de son atmosphère, une conscience artificielle sans âge analyse une infinité de données. Celles-ci sont dépecées par son immense puissance cérébrale, et en quelques instants elle tire ses conclusions. Analyse froide, dénuée d’émotion, celles-ci sont annoncées par une série de crépitements cosmiques.

Puis l’IA envoie un message ultrapsychique qui traverse l’immensité de la Galaxie tout entière. Sa signification mystique est d’une simplicité limpide, pour qui pourra le recevoir et le comprendre :

« PROJET TENEBRAE PHASE 9 »

Enfin, la conscience artificielle retombe en somnolence, son œil cyclopéen dardé sur la planète Tenebrae.

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