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XII – Course contre la montre ¥

 

Le chemin est encore long avant d’atteindre l’immense Rempart de pierre qui se profile à l’horizon. Dans ses histoires, Grand-Père parlait souvent de cette frontière naturelle, dressée par la volonté des Dieux, séparant les terres sauvages où vivait la Tribu du monde extérieur. Lande Foudroyée, paysages déchiquetés, rochers escarpés, poussière balayée par le froid vent du sud. Lande lugubre sous Lune Morne…

Les trois compagnons pressent encore l’allure sous l’impulsion de Phoebos, car celui-ci sait qu’il leur faut atteindre le Rempart avant que Morte-Lune ne fasse son apparition dans le ciel. Sans la protection de Grand-Père elle les emportera à coup sûr… La route est pénible et parsemée d’embûches, d’autant plus que les deux frères doivent désormais protéger et nourrir une personne supplémentaire. Mais leur attachement grandit pour le bébé singeloup, dont les principaux passe-temps sont les pirouettes, les grognements et les câlins. Ils lui ont donné le nom de Garulo en référence aux sons qu’il pousse le plus fréquemment :

« Grrrrr…. Rooooo… Looooo ! GRRRR ! »

 

Une nuit, un brouillard épais se lève durant leur sommeil, rendant leur progression vers le Rempart plus difficile encore. Les trois compères marchent des centaines de lieux quasiment sans interruption, sauf pour dormir un peu, au milieu des roches acérées, des ronces traîtresses. Ils évitent tout contact avec des créatures étrangères, animaux monstrueux, vivant de chasse maigre et de cueillette, ne prenant aucun risque inconsidéré et progressant aussi vite que possible.

 

Une autre nuit, le brouillard disparaît comme il était venu, et soudain le Rempart leur semble terriblement proche. Désormais l’immense masse rocheuse les couvre de son ombre, elle semble s’étendre à l’infini. Sans s’en rendre compte durant leur course contre la montre, alors qu’ils ont perdu le décompte des levers et couchers de Lune Morne, ils sont arrivés presque à ses pieds. Même si la nouvelle est réjouissante, Phoebos songe que les choses risquent de se compliquer encore durant les nuits et jours à venir.

D’après les récits de Grand-Père, la zone située à proximité du Rempart est redoutable. Plus redoutable encore que le reste des terres de la Lande Foudroyée, en raison de la profusion et de la dangerosité des créatures qui s’y trouvent. La roche et la végétation, baignées par l’ombre du grand mur, permettent aux plus petites de se cacher facilement. Et les plus grosses sont attirées par l’abondance de nourriture, pour peu qu’elles parviennent à y mettre les griffes dessus. Et le pire risque de provenir de l’autre côté du Rempart, territoire inconnu à propos duquel tous les mythes de la Tribu ne laissent rien présager de bon.

Alors ils continuent d’avancer, aussi rapidement que le leur permet leur instinct de survie, encore plus méfiants et terrorisés que durant la première partie de leur périple.

De nuit, la présence de plus en plus diffuse de Lune leur permet tout de même de repérer d’éventuels prédateurs, en particulier Phoebos dont la vue est particulièrement perçante. Chose merveilleuse, l’odorat de Garulo les avertit à plusieurs reprises de la présence de petits carnassiers dissimulés sous un amas de pierres et prêts à bondir, aussitôt écrasés d’un coup de massue par Kharn.

De jour, Phoebos s’efforce de les guider au mieux, mais l’obscurité rend leur progression plus qu’hasardeuse. La plupart du temps ils se terrent précautionneusement dans les refuges naturels qu’offre la végétation, de plus en plus dense, et à peine moins agressive. Les hurlements bestiaux et les cris d’agonie les cernent de toute part, et quand le sommeil les saisit enfin, leurs songes sont emplis de monstres menaçants qui déchirent leurs chairs.

 

Malgré tous leurs efforts, ce jour est presque arrivé où leurs cauchemars deviennent réalité. Alors que le monde est plongé dans l’obscurité, et qu’ils dorment sous les racines d’un arbre gigantesque – bien que ridicule en comparaison du Grand-Arbre – ils sont réveillés brusquement par le souffle rauque et l’haleine de charnier d’un prédateur en quête de nourriture. Celui-ci les renifle avec avidité, puis commence à racler la terre et l’arbre de ses énormes griffes dans le but évident de les déloger. Instinctivement les trois compères se reculent dans la direction opposée, mais le monstre le sent et les suit de l’autre côté de l’arbre, donnant toujours plus de coups de griffes frénétiques.

Soudain l’une des racines cède et un énorme bras écailleux s’avance dans leur direction, les manquant de peu. L’une des griffes se plante tellement près de la cuisse de Kharn qu’elle le frôle au passage, traçant un sillon sanglant qui lui arrache un gémissement étouffé. Ils reculent à nouveau, tremblant de tous leurs membres dans l’obscurité, persuadés que leur fin est arrivée. Le monstre redouble d’effort, et bientôt l’arbre est complètement arraché et vole contre un autre qu’il emporte au passage.

La bête les contemple de toute sa hauteur extraordinaire, montrant ses dents acérées comme des lames de rasoir. Phoebos la reconnaît d’après les dessins se trouvant dans les livres poussiéreux de Grand-Père : un Machiosaurus, un des plus terribles prédateurs que l’Ancien ait pu observer au cours de sa très longue vie.

« Non ! »

Phoebos ferme les yeux en poussant ce cri mental, alors que la gueule du monstre s’avance vers eux à toute allure. Il entend un puissant rugissement mais ne sent pas la morsure, ne sent pas son corps être broyé. Il attend quelques secondes puis rouvre les yeux, stupéfait par ce qu’il voit.

La silhouette d’un deuxième monstre se dresse à quelque distance d’eux, semblable au premier si ce n’est qu’il est légèrement plus petit en taille, mais que ses quatre bras sont ornés chacun de trois griffes encore plus impressionnantes. Les deux prédateurs se font face dans les ténèbres, leurs petits yeux rouges braqués l’un sur l’autre. Tour à tour ils poussent des rugissements de défi à s’en faire exploser les tympans. Aucun d’entre eux ne semble avoir envie de prendre l’initiative, si bien que finalement ils se jettent simultanément l’un sur l’autre en hurlant.

Le choc est rude et sanglant, les créatures se lacèrent mutuellement les chairs avant de retomber violemment sur le sol en faisant trembler tous les environs. Phoebos, Karn et Garulo profitent de la poussière ainsi soulevée pour prendre du recul et se cacher sous un autre arbre.

Malgré l’obscurité le spectacle est de taille : les deux titans se redressent et se jettent à nouveau l’un sur l’autre, chacun essayant de toucher un organe vital de son adversaire afin de le mettre définitivement hors de combat. Le « petit » – enfin, de manière toute relative – est nettement plus vif et hargneux, mais la force physique semble être à l’avantage du Machiosaurus. Au bout de quelques rounds, ce dernier parvient à repousser son agresseur et le jeter à terre d’un violent coup de queue, laquelle se termine par une excroissance osseuse garnie de pointes.

Mais alors que le carnassier se jette sur lui pour l’achever, douze griffes s’élancent dans sa direction avec une vélocité impressionnante et l’empalent littéralement. Surpris et mortellement touché, son dernier rugissement s’éteint avec lui en quelques instants, et il roule sur le côté et retombe violemment sur le sol.

Le vainqueur dégage ses griffes, se redresse de toute sa hauteur, et malgré ses multiples blessures pousse un puissant hurlement de victoire. Puis il commence à se nourrir de la chair du vaincu, ignorant totalement nos héros qui s’éloignent furtivement puis s’endorment à nouveau, rassurés par le fait qu’aucun autre prédateur ne se risquera dans le secteur pour le moment.

 

Phoebos, Kharn et Garulo sont réveillés à l’aube par un nouveau rugissement, et se relèvent en sursaut. Ils voient le monstre montrer les crocs à une bande de carnivores plus petits, qui s’étaient approchés pour se repaître tandis qu’il s’était assoupit. Les ayant mis en fuite, il arrache du cadavre les derniers morceaux de viande dignes d’intérêt, puis se remet lentement en marche, avec la grâce qui sied au nouveau seigneur des environs.

 

Cette rencontre est la seule qui mérite d’être relatée avant qu’ils ne parviennent au plus près du Rempart. Lors des dernières heures la pente du sol a augmenté de manière significative, si bien qu’ils se rendent compte que le mur n’est pas parfaitement vertical et infranchissable, comme ils le craignaient auparavant, mais se dresse de manière plus progressive. Phoebos repère une ouverture située légèrement en hauteur, espérant qu’ils puissent y trouver refuge.

Garulo est toujours accroché au cou de Kharn, dans son dos. Celui-ci lui donne sa massue, et le petit singeloup l’agrippe fermement avec ses pieds, aussi habiles que ses mains. Phoebos attache son arc et sa longue lance derrière lui, aux lanières élastiques qui pendent de son sac, puis ils entament l’ascension. L’Enfant est gêné par son équipement dans un premier temps, mais son agilité naturelle reprend vite le dessus. La roche irrégulière offre de nombreuses prises, néanmoins ils doivent faire attention aux arrêtes tranchantes qui pourraient leur entailler la paume de la main, et réduire sensiblement leurs performances en escalade comme au combat.

Enfin les deux frères atteignent un petit promontoire, derrière lequel s’ouvre un tunnel à peine éclairé par les derniers rayons de Lune. La lumière de l’Astre les éclaire de plus en plus faiblement, mais les premiers éclairs commencent à strier le ciel et résonnent contre la haute paroi.

Morte-Lune arrive.

Une petite flamme apparaît par magie dans la paume de Phoebos. Il pénètre prudemment dans le tunnel qui s’élargit, tandis que Kharn le suit tout en agrippant fermement sa massue. Phoebos pose son autre main sur le manche de sa lance, puis se ravise et se pince les narines : une odeur puissante et très désagréable baigne les environs. Un Nubuk ? Non, le passage est trop étroit. Garulo aussi l’a senti : il renifle bruyamment, puis gémit de dégoût.

« Snirff, snirff… Rooooo… »

En réponse, un rugissement menaçant leur fait face. Une sorte de félin s’élance vers eux, portant avec lui l’odeur bestiale qui agresse leurs narines et perturbe leurs sens. Ce ne sont pas les pointes acérées qui s’hérissent sur son dos qui effraient le plus Phoebos à cet instant, mais les deux plus massives qui sortent de sa gueule, ainsi que les flots de bave qui en dégoulinent en prévision d’un bon repas, si rare et si précieux.

La bête se jette sur lui avant qu’il ait pu se saisir de son arme et la transpercer. Il ne peut que se jeter en arrière, impuissant, une main levée comme ultime protection.

« NON ! »

Devant ses yeux ébahis, le prédateur semble se heurter à un mur invisible, et retombe lourdement sur le sol. Kharn bande ses muscles et de toutes ses forces frappe la tête de la créature, qui suit la branche et explose littéralement contre le mur, juste devant Phoebos.

Il regarde l’amas de sang et de cervelle, la dépouille de la bête puis sa main, et son frère qui sourit bêtement. Enfin il éclate de rire et de soulagement.

« Tu l’as eu Kharn ! Merci de tout cœur. Tu m’as sauvé ! »

 

Quelques minutes plus tard ils se tiennent devant un feu, protégés dans un repli de la paroi rocheuse du tunnel, et dégustent la viande de l’animal. Ils n’ont rien mangé de chaud depuis une éternité, aussi se jettent-ils avec avidité sur les premiers morceaux de viande à peine cuits. Encore dégoulinants de sang, ils les trouvent délicieux, bien qu’un peu coriaces. Garulo fait plaisir à voir tant il couine de plaisir, et tous apprécient ce moment à sa juste valeur.

 

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