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IV – L’Enfant

 

un minuscule Enfant dans un berceau. Il semble dormir pour le moment. Ses cheveux sont bleus, et sa peau, si laiteuse… De petites cornes dorées, discrètes, pointent sur son front. Ses oreilles délicates forment une légère pointe à leur extrémité supérieure. Il repose sur un tapis de plumes du blanc le plus pur, au fond d’une coque tressée à l’aide de fils argentés, semblables à de magnifiques cheveux. Les plumes sont tachetées de sang, ainsi que l’Enfant : une goutte écarlate perle sur son visage, jusque dans sa bouche. Il l’avale entre deux respirations, dans son sommeil.

Alors l’Enfant ouvre ses yeux dorés et se met à pleurer. Il observe Varn à travers ses larmes. Des larmes de sang.

Brama et les autres chasseurs arrivent à ce moment là. La chasse a été interrompue par le tonnerre et la vision de la flèche de lumière. Eux-aussi ont été attirés par cet événement des plus inhabituels. Le groupe de chasseurs traverse la multitude d’animaux venus rendre grâce à l’Enfant tombé du ciel, et ils s’agenouillent à proximité de Varn. Celui-ci regarde à nouveau le bébé et lui sourit, puis essuie ses larmes écarlates. L’Enfant cesse alors de pleurer, et lui rend son sourire. Varn le lève au dessus de lui et le présente à l’assemblée, puis à l’Arbre.

« C’est un Enfant, Grand Arbre »

« Ben je vois bien ! Et il te ressemble pas mal. Un petit bout d’homme. C’est à vous autres en fin de compte, non ? Tu ferais bien de le reprendre. »

Varn reste muet et paralysé, à cette idée. Mais la fascination est trop forte, et l’Enfant est tellement attendrissant. L’homme décide d’obéir à son Dieu. Il se tourne vers les autres chasseurs qui acquiescent, toujours hébétés. L’Ancien sera satisfait : il l’avait prédit. Cet Enfant appartient à la Tribu. Varn contemple l’étrange bébé qui gazouille, et pense à Hanri.

Hanri ! En arrivant près du Grand Arbre, Varn se souvient de l’avoir lâché au sol, complètement hypnotisé par la sphère de lumière. Il pose le berceau à terre, et se penche sur son fils, chair de sa chair, sang de son sang. Hanri ne respire plus. Ses yeux sont révulsés et du sang coule de ses oreilles. Les autres chasseurs s’approchent, impuissants, malheureux.

« Merde, il est mort celui-là ? » lâche le Grand Arbre.

Varn ravale ses larmes, le cœur serré. Un Dieu ne donne rien pour rien. Sur le moment la colère est plus forte que tout le reste, que la tristesse même, et il doit l’extérioriser.

« Oui… Il est mort parce que tu nous a refusé l’entrée de ton domaine ! Et que nous avons été obligés de nous aventurer plus loin ! Là où rodent les prédateurs… Il est mort par ta faute ! C’était mon fils, Hanri…»

Varn se rend compte immédiatement du sacrilège qu’il vient de commettre : s’adresser de la sorte à un Dieu ! Les autres chasseurs, horrifiés, reculent de quelques pas. Personne ne désire se trouver près de lui si jamais il était foudroyé par la volonté divine. Mais telle n’est pas la réaction du Grand Arbre :

« Houla, c’est embêtant ça… Je suis bien désolé… Pourtant, ce serait un peu trop facile de rejeter la faute sur moi. Chaque être vivant est responsable de ses actes. De ses erreurs, et de sa destinée. »

« Mais… »

« Laisse-moi terminer, petit homme. Chaque vie est irremplaçable. Je souhaiterais me faire pardonner, dans la mesure du possible. Si vous le désirez, je ne vous fermerai plus mon domaine. Vous pourrez venir quand bon vous semblera. Quand vous en aurez besoin. Je me débrouillerai pour que les animaux se reproduisent plus vite. Et pour celui-là, ton fils, même s’il est trop tard… je peux veiller sur lui pour toujours. Il reposera au milieu de mes champs de fleurs, il y sera bien. Qu’en dis-tu ? »

Varn hésite, un peu trop longtemps. Koon le pousse du coude.

« Oui, c’est d’accord. »

« Bien ! Alors, merci qui ? »

« Merci Grand Arbre », répondent les chasseurs respectueusement.

« Connard de dieu » pense Varn.

Alors qu’il doit faire le deuil de son fils, l’homme se demande s’il doit également faire le deuil de sa croyance en tout ce qui est divin. Le Grand Arbre lui parait être un bel imposteur… Qu’en est-il de la Rivière, et surtout de Lune ?

Varn a à peine le temps de faire un dernier adieu à Hanri que le sol s’ouvre et engloutit son corps sans vie, lentement. L’homme regarde disparaître son fils, le cœur lourd et gonflé de tristesse, la conscience douloureuse, sans pouvoir s’empêcher de verser quelques larmes. Puis il finit par reprendre le berceau dans ses trois bras, portant l’Enfant aux cheveux bleus.

« Prenez à manger » dit Varn à ses chasseurs.

Il jette un dernier regard à l’emplacement où Hanri a disparu, sa tombe souterraine. Un massif de fleurs multicolores s’épanouit déjà.

« Merci Grand Arbre », finit-il par lâcher.

Varn ne doit pas penser seulement à son propre intérêt, sa propre peine, son propre orgueil. Car le présent que Grand Arbre vient de faire à la Tribu est inestimable.

Les présents ?

 

« Boooooooon veeeeeeeent ! » souhaite le Grand Arbre en baillant, avant de piquer un nouveau somme.

Une fois terminée leur récolte végétale et animale, les hommes repartent, la tête basse. Certains sont chargés de nourriture, les autres assurent leur protection. Chacun garde le silence. Varn porte l’étrange Enfant, et pense. Il pense aussi fort que ses neurones prématurément vieillis par la radioactivité ambiante le lui permettent.

« Que va dire Ania… Jamais je ne pourrais la consoler. Elle aime tant ses enfants. Nos enfants. Chacun de nos enfants. »

Les chasseurs arrivent au village sans avoir rencontré la moindre créature hostile sur le chemin du retour. Immédiatement tout le monde abandonne son activité du moment pour les accueillir. Les femmes cessent de coudre les peaux, de fabriquer les colliers de fleurs et d’os. L’Ancien interrompt la nouvelle leçon de survie qu’il donne aux enfants. Il s’approche de Varn, s’appuyant sur son long bâton de patriarche. Il ressent la présence de l’Enfant aux cheveux bleus, comme s’il le voyait parfaitement.

« Cet Enfant… Le Grand Arbre nous l’a donné. Le Grand Arbre parle, Grand-Père. Il a promis de nous laisser accéder à son domaine plus souvent. » annonce Varn.

Il marque une pause, retenant ses larmes.

« Hanri… Hanri est mort. »

L’Ancien relève ses yeux éteints et les plonge dans ceux de Varn. Il y lit beaucoup de peine, et tout autant de résignation, et de lassitude. Un douloureux mélange.

« Paix à son âme. Que Lune l’accueille en son domaine pour l’éternité, pendant que Grand Arbre veillera sur son corps. Toutes mes condoléances. »

Varn ne dit rien, mais il apprécie les paroles de l’Ancien.

« Va voir Ania, toi seul peut essayer de la consoler. Soyez fort devant cette terrible épreuve. Je m’occupe de l’Enfant. »

 

Varn pousse un soupir et approche de sa femme. Elle a bien senti que quelque chose clochait. Elle cherche son fils du regard, sans succès.

« Où est Hanri ? Où est-il ? »

Varn baisse les yeux en signe d’impuissance. Ania a compris. Elle se jette dans ses bras et éclate en sanglots.

« Je ne… veux pas… savoir… comment. » renifla-t-elle tout contre Varn.

Il la sert toujours plus fort contre son cœur, et sent les larmes couler sur sa poitrine. Ania tremble de chagrin, elle a le cœur déchiré. Varn la raccompagne dans leur hutte. Elle se laisse tomber sur l’épais empilement de peaux qui leur tient lieu de lit. Varn fait sortir tous ses enfants.

« Tu peux t’en occuper ? », demande-t-il à Yvom.

Celui-ci acquiesce et demande à ses jeunes frères et sœurs de le suivre. Puis il sort de la hutte en boitillant, Théoris dans les bras.

 

Dans le reste du village les discussions vont bon train. Tout le monde déplore la mort de Hanri. Chaque membre de la Tribu est une sœur ou un frère pour les autres, une chance pour le groupe. Mais aucun ne souffre autant qu’Ania, sa propre mère.

Malgré tout, la vie continue. Alors que les hommes préparent le feu destiné à faire cuire leur gibier, les femmes dépècent les animaux avec soin. Le sang des bêtes est recueilli pour les nuits à venir. La viande sera consommée à l’occasion de Lune d’Amour. La peau servira à faire des vêtements. Peu de villageois ont eu le temps d’apercevoir l’Enfant tombé du ciel avant que l’Ancien ne l’emporte, et les chasseurs préfèrent rester muets. Le mystère reste donc complet pour le moment.

Le Grand Arbre parle ? Qu’a-t-il dit ? Et cet Enfant, comment est-il arrivé là ?

L’Ancien reste enfermé dans sa hutte tout le reste de la nuit. Pour les villageois, les premières réponses devront attendre le lendemain.

 

Cette nuit Phoebos est entré dans la Tribu. Recueilli par ce peuple, anonyme parmi tant d’autres sur Tenebrae, mais pourtant unique au sein de la multitude, dans la Lande Foudroyée.

 

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