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CHAPITRE 1 : LA TRIBU

Où l’on découvre la Tribu, ses coutumes et ses Dieux.

Où l’on en apprend plus sur la vie dans la Lande Foudroyée, sa faune et sa flore.

Où l’on s’émerveille de la beauté et des bienfaits de Lune, Astre divin qui illumine le monde.

Où la Tribu reçoit un présent du ciel, une veille de Lune d’Amour.

Où l’Enfant grandit dans l’innocence, entre rêves et cauchemars.

« Avec du recul ces années furent parmi les plus paisibles de mon existence sur Tenebrae.

La vie dans la Tribu était d’une grande simplicité, et pourtant j’y ai vécu tant de nuits et de jours merveilleux…Varn, Ania. Mes sœurs, mes frères. Kharn.

L’insouciance de l’enfance est un don précieux, dont nul ne devrait être privé ou tiré trop tôt.

Et puisse l’Ancien être béni pour tout ce qu’il nous a donné, y compris sa propre vie. »

I – L’Ancien

Le pâle soleil s’est déjà endormi depuis longtemps. Chaque jour il fait une apparition discrète, résigné et contraint par la cruelle nature. Chaque jour jusqu’à son coucher, il mène son combat perdu d’avance contre l’épaisse atmosphère noirâtre sous laquelle Varn est né, et sous laquelle il vit avec les siens, depuis maintenant trop de cycles lunaires pour qu’il puisse s’en souvenir. Et chaque jour le soleil disparaît sans que personne ne le regrette. Il laisse alors place à la nuit et à Lune, vénérée à juste titre par Varn et son peuple, car elle est leur seule lumière dans ce monde de ténèbres. Avec elle les hommes cessent d’être aveugles, la vie dans la Lande Foudroyée peut reprendre son cours.

Dès l’apparition de Lune, toute la Tribu ouvre les yeux. Tous ensembles, ses membres se réunissent autour du feu dressé au centre du village. Certains alimentent le foyer, grâce aux branches sèches tombés des arbres aux formes torturés poussant aux alentours. D’autres préparent la traditionnelle bouillie qui constitue le premier repas de la nuitée, destinée à calmer sa faim plus qu’à se nourrir vraiment. Au menu, racines et pétales de fleurs fraîchement cueillies dans le maigre jardin, plongées dans la sève sucrée de l’arbre à miel, et mélangées au sang macéré d’une proie récente. On mange lentement, en échangeant ses premières impressions matinales, sur la vie de la Tribu et la nuit à venir.

Lorsqu’enfin l’Ancien les rejoint, chacun fait en silence la première prière de la nuitée, destinée à remercier Lune de s’être montrée à nouveau pour chasser les ténèbres. Puis hommes, femmes et adolescents se répartissent les tâches quotidiennes, selon les besoins du moment et les préférences de chacun – le travail ne manque pas. Le patriarche fait l’école aux enfants encore trop jeunes pour la chasse, mais déjà trop vieux pour rester à traîner dans les pattes de leur mère.

Personne ne connaît son véritable nom, mais tous l’appellent Grand-Père. Il est réellement le seul membre de la Tribu à pouvoir prétendre à ce titre, par sa sagesse et sa longévité. Avec sa longue barbe blanche, et ses inimitables toges grisâtres, aux couleurs passées… Personne ne l’a vu naître, et pourtant lui a assisté à la naissance de chaque membre de la Tribu depuis des générations, ce malgré ses yeux éteints, lisant directement dans le cœur des hommes. Il est leur chef incontesté, leur guide spirituel et religieux, le sage qui a réponse à tout, qui connaît tout, qui comprend tout.

Et ce matin l’Ancien leur dit, à la fin de la prière :

« Cette nuit ne doit pas être une nuit comme les autres. Un présage m’est apparu en songe, au plus profond de mon sommeil. Bon ou mauvais, il n’est pas encore temps d’en juger. Mais soyez prêts, car Lune d’Amour approche. Allez maintenant en paix. »

Varn médite ces paroles avec respect, tout en grattant l’épaisse touffe de poil qu’est sa barbe. Il est le plus vieux mâle de la Tribu après l’Ancien, et c’est donc à lui qu’incombe la tâche de mener les chasseurs, lorsque ceux-ci partent en quête de nourriture dans la Lande Foudroyée. Généralement, le départ pour la chasse s’effectue après la première prière de la nuitée, ou en début d’après-minuit. Le reste du temps, les hommes restent auprès des femmes pour s’occuper de leur famille, du village, du jardin, ou former les enfants à l’art du combat et de la survie.

Excepté les nuits où Lune est à son apogée, selon un cycle sacré de six Eclipses, leur quotidien est de chasser et mettre leur vie en péril pour la Tribu. Ils doivent vaincre par leur intelligence la force d’énormes bêtes rendues folles par la radioactivité. Ou déjouer l’appétit désespéré de petits prédateurs, parfois dotés d’une multitude de capacités surprenantes, apparues suite à des siècles d’évolution aléatoire. Et puis de grosses plantes carnivores. Et puis des mutants tout tarés. Et puis…

Puisse la bénédiction de Lune nous protéger de tous les dangers.

Lune est l’Astre merveilleux qui chasse l’obscurité, et rend possible la vie sur Tenebrae. Elle est la chose la plus belle qui existe en ce monde, infiniment plus belle que la plus belle des femmes, la plus belle des fleurs ou le plus beau des joyaux. Elle suit au cours de chaque année une progression bien définie, rythmée par six cycles distincts de soixante nuits, qui peuvent être rassemblés en trois saisons : saison froide, saison chaude, et saison douce. A chaque transition entre ces différents cycles, Lune majestueuse atteint son apothéose, vision d’extase et de ravissement indicible, et illumine Tenebrae d’une Eclipse éblouissante.

Alors les villageois se rassemblent au centre du village, ou dans la hutte de l’Ancien. Ils effectuent inlassablement les rituels de protection et d’adoration propres à chaque visage que prend l’Astre divin. L’énergie qu’Elle dégage bouillonne et déferle sur la planète, donnant naissance à toutes les potentialités inimaginables – sinistres ou bénéfiques.

Cette nuit-là, qui restera à jamais gravée dans la mémoire de tous, le cycle de Lune Caresse s’achève, et avec lui la saison chaude. Demain aura lieu l’Eclipse de Lune d’Amour, suivie de Lune Sage et de la saison douce.

Alors que Lune traverse le ciel d’Est en Ouest, pointant au Nord à son zénith, Varn lève la tête dans sa direction, et lui adresse une prière silencieuse. Il a appris à la respecter et à l’aimer, et il sait qu’en retour Elle aime chaque être dont le cœur bat en ce bas monde.

Varn rentre dans sa case où se trouve déjà sa compagne Ania, en compagnie d’une chiée de gosses qui sont les leurs : sept en tout au dernier recensement – quatre filles et trois garçons. Yvom, Seleen, Hanri, Paula, Katsin, Mione et Théoris.

Malheureusement, Ania a fait de nombreuses fausses couches au fil du temps, dont la dernière remonte à deux ans. Elle est assise près du feu familial, au centre de leur home-sweet-home, et nourrit au sein le petit dernier : Théoris, trois cycles tout juste sur le calendrier lunaire, avec son troisième œil au milieu du front. Choses courantes dans la Tribu, certaines mutations sont plus ou moins bien accueillies que d’autres. Son troisième œil devrait faire de Théoris un homme clairvoyant, et sans doute un grand chasseur.

Ania possède, quant à elle, trois seins, symboles de fertilité. Selon les critères de Varn et des siens, Ania est une très belle femme. Ses beaux yeux d’un bleu profond se marient à merveille avec sa longue chevelure noire, lisse et brillante. Elle arbore sa plus belle couronne de fleurs et de plumes colorées, destinée uniquement aux plus grandes occasions et nuits de fêtes. Remarquant l’expression de Varn elle rétorque, souriante :

« C’est une nuit spéciale qui s’offre à nous. Grand-Père l’a dit. ».

Varn n’a rien à répondre à cela. Il lance un clin d’œil complice à son épouse, connaissant sa coquetterie naturelle. Il s’agenouille à ses côtés, pour contempler leur enfant bien-aimé. Il relève la tête et lui sourit, puis dépose un baiser sur son front parfumé.

L’homme se relève et s’approche de la porte. Il prend sa lance dans une main, son arc et ses flèches des deux autres, et fait signe à son second fils de le suivre. Hanri, quatorze ans, prend sa propre lance et sort à son tour, sa longue queue de souris trainant derrière lui – pas très utile, mais ça a du style…

A l’extérieur ils croisent le fils aîné de la famille, Yvom, âgé de dix-sept ans, qui s’appuie sur sa béquille et son unique jambe. En général il reste auprès de l’Ancien avec les enfants, ou avec les femmes pour les aider aux travaux d’aménagement du village, et aux diverses tâches ménagères. Il accepte son handicap avec humilité et sait se montrer utile à la communauté. Yvom n’est pas un chasseur, mais sans doute un des membres les plus astucieux de la Tribu. S’il ne peut pas marcher jusqu’à la Rivière pour y puiser de l’eau, il a aidé l’Ancien à construire un précieux récupérateur d’eau de pluie.

Les autres chasseurs affluent peu à peu près de la sortie du village, une grande porte en bois dans la haute clôture que l’Ancien a fait construire il y a de cela des générations. Certains portent une lance ou une lourde massue, la majorité d’entre eux possède un arc. Aucun n’a comme Varn la chance d’avoir plusieurs bras. Tous ont à leur ceinture le couteau offert par l’Ancien aux hommes lorsqu’ils cessent d’être des enfants, et qu’ils portent en permanence depuis, symbole de la force physique au service du clan.

« De quel côté allons nous chasser cette nuit ? » leur lance Varn.

« Pas la faille aux serpents. Depuis quelques temps, il rode de drôles de bêtes dans ce coin. Du genre à nous bouffer plutôt qu’à se laisser bouffer. » rétorque Brama, l’un des piliers du groupe.

De nombreux chasseurs acquiescent.

« Pourquoi pas du côté du Grand Arbre ? Nombreuses sont les créatures qui cherchent sa protection. Il nous a toujours laissé prélever la nourriture dont nous avions besoin. » affirme un autre, Koon aux pieds agiles.

Les chasseurs acquiescent de nouveau. Varn approuve également. La distance à parcourir est importante jusqu’au domaine du Grand-Arbre, mais les proies y sont moins hargneuses. Pas forcément une solution de facilité, mais un bon compromis. Sauf en cas de mauvaise rencontre sur le trajet, le danger est bien moindre que celui présenté par les alternatives.

« D’accord, c’est parti les mecs. »

La trentaine d’hommes et femmes quitte le village en direction du Grand Arbre.

L’Ancien écoute distraitement la récitation des élèves, perdu dans ses pensées. Il a une étrange impression. Sensation prémonitoire persistante. L’air est électrique. Ce n’est pas anormal à l’approche de Lune d’Amour, mais il y a quelque chose d’autre…

« Un plus un, deux. Deux et deux, quatre. Quatre et quatre, huit. Huit et huit, seize. Seize et seize, trente-deux. »

« Merci, les enfants. Vous avez bien appris. Passons à une autre leçon. » les interrompt-il.

« Parle-nous des monstres, Grand-Père ! » lance l’un des gamins.

« Oh oui ! S’il-te-plait ! » reprennent-ils en cœur.

L’Ancien soupire et, tout en lissant sa longue barbe blanche, puise dans son esprit quelque matière qui pourrait intéresser ses jeunes élèves. Autant leur faire grâce des différences étymologiques entre un monstre et un animal, car pour eux il s’agit de la même chose : une bestiole qui peut les tuer, et les bouffer.

« Que diriez-vous de parler du cobra cracheur ? Ça vous va ? Bien. C’est un serpent venimeux qui appartient à la famille des Elapidae, incluant les cobras, mambas, kraits, najas, taipans et corails. Le cobra cracheur possède deux crocs creux situés à l’avant de la bouche, qui se logent dans sa mâchoire inférieure lorsque sa bouche est fermée. Son venin est très puissant, à effet neurotoxique rapide. Il peut l’injecter en mordant ou le cracher à distance – d’où son nom. Comme ses cousins, le cobra cracheur peut vivre sous terre, dans les buissons, et même dans les arbres, guettant sa proie pour se jeter sur elle et la mordre. Aussi faut-il être très prudent, si jamais vous sortez du village, comme les chasseurs lorsqu’ils arpentent la Lande Foudroyée. Surtout, en vadrouille, n’oubliez jamais d’emporter votre potion anti-venin. Vous pouvez reconnaître le cobra cracheur à sa tête élargie, et ses écailles, généralement de nuance marron, rouge ou noir. Les plus grands spécimens peuvent dépasser les trois mètres de long, voire même atteindre les six mètres. Si vous en repérez un avant que lui ne vous repère, ne paniquez surtout pas. Reculez lentement, en évitant de l’exciter par des mouvements brusques. Avec un peu de chance, il ne vous verra pas et vous aurez la vie sauve… »

Tout en leur parlant, l’Ancien s’efforce de projeter dans leurs esprits ouverts des images illustrant ses propos. Les enfants y sont habitués, la télépathie leur semble être une chose naturelle, venant de leur Grand-Père adoré. Ils ouvrent grand les yeux, les oreilles et l’esprit, et apprécient la leçon.

Une fois la classe terminée, l’Ancien passe la main à Yvon et se retranche dans sa hutte. Bien qu’il y vive seul, c’est la plus vaste du village.

D’un côté de l’entrée se trouve une grande pièce circulaire, centrée sur un foyer assoupi, duquel se dégage des volutes paresseuses. Cette pièce est suffisamment grande pour accueillir toute la Tribu, les nuits d’Eclipse de Blanche-Lune, Morte-Lune et Lune Sang.

De l’autre côté, derrière un rideau de peau cousue main, se trouve l’extension qui constitue son espace personnel. L’Ancien contemple son lit défait, recouvert de notes et croquis, au pied duquel s’entasse une pile de toges qu’il a oublié de donner à laver. Il contemple ses étagères encombrées de livres poussiéreux, reliquats d’une vie passée. Ses inventions bricolées, fonctionnelles ou non, laissées à l’abandon. Sa collection de minéraux, qui prend la poussière sur une autre étagère, au sommet de laquelle trône un ornygator empaillé. Ses pots remplis de poudres et d’ingrédients occultes, ses parchemins, ses potions. Dans un coin, la lourde table de pierre qui lui sert de bureau, autant que d’établi et de table d’alchimie – elle aussi submergée par le désordre ambiant.

L’Ancien sourit. Avant de faire la sieste, il serait sage de faire un peu de rangement. On dirait la chambre d’un adolescent, plus que celle d’un vieillard. Mais ses soucis sont bien loin d’être ceux d’un adolescent. Les amis, les amours, les emmerdes… Tout cela lui parait tellement loin, dans le temps et l’espace. Désormais il est responsable de la Tribu, une bien lourde tâche. Mais par ailleurs…

La balance cosmique vacille, depuis quelques cycles lunaires. Depuis l’An 5000, le nouveau Millenium… L’Ancien le sent. Il a attendu ça tout sa vie. Sa vigilance ne peut souffrir aucun relâchement. De grands bouleversements vont se produire et changer à tout jamais la face de Tenebrae.

Lune Caresse s’élève lentement dans les cieux, baignant Tenebrae de lumière et chaleur divines. Oreanos, l’épaisse couche de nuages noirs qui couvre la planète, ne peut rien contre l’Astre magnifique, qui apparaît comme un disque bleu étincelant. Partout autour d’Elle s’écarte le voile nuageux, pour laisser voir la sombre voûte céleste, parée de reflets enchanteurs argentés et bleutés en raison de la venue prochaine de Lune d’Amour. Quelques étoiles dansent à son voisinage, minuscules étincelles de lumière perdues loin au-delà des frontières de ce monde, de Tenebrae.

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